Regina Rogerdottir

LETTRE 1

Mardi 23 Mai

Mon cher Halidor,

Je me réjouis grandement d’être dans ce pays, ton pays, le nôtre. Même si je n’y habite plus, je le ressens et revis mon enfance, mon adolescence ; mes découvertes, mes contes, mes amours, le tout préservé par la ouate de la mémoire. Tels sont les premiers souvenirs qui remontent en fixant le sol noir et en sentant la pluie et le vent sur mon visage.
L’endroit me paraît idéal pour une renaissance. Toi mon cousin si cher. Comment pouvait on nous empêcher de nous aimer?
Reykjanes, péninsule de l’impossible. Champs de lave à l’infini, falaises tombant dans la mer!
La réponse est qu’ils ne le pouvaient pas. Nous séparer oui, détruire les sentiments non.
Nulle part je suis seule, partout nous sommes deux. Le vent comme relais. Est-il le même ici à Grindavik que sur la montagne Ste Geneviève? Ce lieu est ma source, ma mère m’appelle, tu me dis viens. Pourtant j’hésite, la vie parisienne me manquera.
J’attends avec impatience de te lire.

Regina Rogerdottir

LETTRE 2

Mercredi 24 mai

Halidor chéri,

« Te souviens tu ». Ainsi commence ta lettre qui m’arrive avant que tu n’aies lu la mienne.
Pourquoi doutes-tu de mes souvenirs et surtout de nos rendez-vous à Gullfoss. L’exaltation de nos 15 ans nous faisait vivre des moments si forts. Tu me faisais croire que la pierre que tu lançais de la naissance de la chute, sautait, virait, accélérait, ralentissait, se cachait, s’enfonçait dans une spirale infernale pour enfin arriver à nos pieds comme une offrande. Tu disais, elle scelle notre destin. Tu insistais : pourquoi aller ailleurs, voir les chutes du Niagara, elles sont ici. Découvrir l’Amérique ! L’or est ici et tu me décrivais l’arc en ciel que nous avions mérité. Je te faisais peur avec mes ambitions, quitter la ferme, partir en France étudier, vivre à Paris, ville des artistes et devenir l’écrivain que je souhaitais être.
Tu sais mon enfer c’est l’Islande. Comme le tumulte de l’eau et les profondeurs insondables des chutes de Gullfoss, ma déchirure est constante. Toi, l’Islande et nous, ou moi Paris et la célébrité.
Ils nous ont séparé, j’ai trouvé mon chemin mais, ma croisade est-elle réussie?
Aide moi.

Regina

LETTRE 3

jeudi 25 mai

A l’attention de Monsieur Lüfur Laxness, restaurant Le Cercle d’or

Je te tutoie, on s’est bien connu au temps jadis. Souviens toi, tu as été mon maître. C’est à Þingvellir que tu m ‘as expliqué la dérive des continents. Tu étais un brillant élève, moi très moyenne, et ton intérêt pour moi m’étonnait. Tu transformais l’histoire de notre pays en une petite histoire toute simple.
Au Xème siècle, les chefs de clans se retrouvaient dans l’hémicycle pour régler les conflits. Tes figurines de glaise se battaient, se réunissaient puis trouvaient un consensus. Dans ta chambre, tu me faisais jouer à aimer l’histoire. Je revois ta fierté en évoquant l’indépendance de l’Islande en 44 et ton amour de la liberté. Tu devais enseigner, tu étais fait pour cela.
Je te redécouvre aujourd’hui dans un magazine people, grand chef du restaurant  » le cercle d’or ». Ta façon de travailler les poissons est encensée par les critiques et ta carte, originale et poétique. Ton omble chevalier mariné attire les connaisseurs. Je sais que tu es riche de savoir faire et toujours aussi pédagogue.
Aussi, ce jour, je t’adresse une requête. Peux-tu accueillir et former le jeune Ari qui m’est très cher? Il rêve de devenir cuisinier et tu es son idole. Je suis sûre que tu sauras lui transmettre ton savoir comme tu as su, en son temps, m’éduquer.
Ne me demande pas qui il est, fais-moi confiance.
Ton ancienne,

Regina

LETTRE 4

Vendredi 26 mai

Très cher Halidor,

J’ai quitté Paris et ses mondanités et me suis posée à Reykjavik. Dans cette pension située entre le port et le lac, je retrouve les odeurs, les couleurs et la plénitude de mon adolescence. Je veux te faire partager mon trouble.
Figure-toi qu’hier mon éditeur français qui m’a accompagnée, m’a invitée à un concert en me laissant le choix, soit celui de Björk au Harpa soit un concert de musiques anciennes en l’église Hallgrimshirkja. Si j’adore le bâtiment posé sur la mer, ses vitres en nid d’abeilles et ses salles cardinales, je n’aime pas le chant de Björk, trop aigu, trop dérangeant. J’ai donc choisi le grand glacier aux ailes déployées et la musique classique. L’écoute des chœurs, de ces voix si pures, rend la tristesse et la mort paisibles. Le Christ blanc me regardait de nouveau avec amour, comme tu le faisais cet inoubliable 11 novembre assis à ma droite, Leifur à ma gauche (pardon d’avoir écrit son prénom). Et mon trouble entre vous deux ! Ce soir-là, je sentis que j’étais autre, je portais la vie.
Hier, la mémoire de mon corps a parlé. Le silence était-il légitime?
A toi

Regina

 

LETTRE 5

Le 1er juin

Regina, ma cousine très chère,

« La tâche rouge était comme un cri dans le silence ». Je viens de terminer Snjör de Jonasson et te l’offre. Cette phrase, son écriture et sa poésie m’ont troublé tout autant que ta dernière lettre. Je me souviens parfaitement de cet ultime concert du 11 novembre. La musique de Sveinbjörn si romantique me rapprochait de toi et traduisait mon attachement, que dis je, mon amour fou pour toi. Physiquement je te sens encore contre moi. La mémoire du corps ne vacille pas. Sur ton autre flanc, je devine que lui aussi te presse. Cette image est insupportable. Mon frère ne peut gagner le duel, je suis le plus jeune, le plus beau, le plus fort. Ce furent les derniers instants partagés du trio. Tu es partie, tu t’es enfuie plutôt dans ce pays qui te faisait rêver, sans un mot, sans retour possible. J’ai cru mourir. Je voulais reposer dans le petit cimetière de Reykhot sous l’oeil bienveillant du poête Snorri, notre préféré.
Aujourd’hui 15 ans après ton départ, d’un jeu de devinette, tu me donnes l’espoir d’être père?
A la question posée dans ta dernière lettre, je réponds non, ton silence n’était pas légitime, il est devenu mensonge.
Puisque tu es à Reykjavik, il est urgent de se rencontrer même si la peur me tient.

Halidor

PS : Lüfur est-il toujours vivant?

 

LETTRE 6

Le 5 juin

Halidor,

J’ai bien reçu ta lettre mais avant d’y répondre, je voulais me mettre à jour de ma vie. Mes 35 ans m’imposent de ne plus tricher et reculer.
Avant de te retrouver sur Reykjavik, j’ai fait un pèlerinage vers Budir. Seule, la petite église en bois noir semble faire vivre ce hameau qui n’existe plus. J’ai marché sur le champ de lave, imaginé tous les habitants fabuleux qui se terrent. Puis j’ai entamé une balade parmi les sternes et les petites fleurs. Le chemin de retour m’a conduite au cimetière, tombes simples et clairsemées. Celles de Leifur Magnusson et de Fjola Gudmundsdott morts à 2 ans d’intervalle  – « Blessud se minning vale pierra » – m’ont fait revivre la mort de mes parents et mon refus de revenir au pays pour les accompagner une dernière fois. En me baissant pour ajouter un caillou aux autres et caresser l’ange qui veillait, j’ai découvert un objet long et brillant. Il tenait dans ma main, une clé. Elle était fine et ronde, sûrement la clé d’un coffre de linges fins d’une jeune promise ? A y regarder de plus près, elle semblait plus être une clé de pendule ou d’horloge. Tu connais mon intérêt pour les signes et ma croyance pour les alertes inconscientes; là revivait mon passé de rupture avec mes parents, avec toi, avec Lüfur et ce pays. Désormais, je dois affronter la réalité.
Mon fils Ari a juste 20 ans. Mon ventre était lourd de lui pour mes 15 ans et à mon arrivée à Paris. Il est actuellement apprenti au restaurant « le cercle d’or » à Reyjavik et il réclame de connaître son père.
Comment lui faire comprendre qu’il en a deux, deux frères, que sa mère a aimés tout autant l’un que l’autre et qu’elle ne peut les départager pour la paternité ?
Oui, Lüfur est toujours vivant.
Vous avez donc un fils pour deux, à deux, et moi je suis sa mère unique.
Souhaites-tu toujours la rencontre?
Je me sens tellement soulagée à la fin de cette lettre,
Pardon

Regina